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Quand la mort rôde ...

- Conférence du 3 novembre dans le cadre du Festival de la Toussaint, à Lausanne -

Quand la mort rôde …

J’aimerais commencer par vous dire que, lorsqu’on m’a demandé de prendre la parole sur le sujet de la mort, du deuil, je me suis demandée ce que je pourrais bien dire.

En effet, parler sur les événements de vie n’est pas pareil que partager son expérience personnelle. Il est plus facile de faire des théories, d’analyser les processus, que de les vivre, de les traverser lorsque la vie nous met des croche-pattes d’une telle violence.

Donc, comment parler de la mort de son enfant lorsque par expérience personnelle, j’ai la chance que mes enfants soient en vie bien que la mort ait rodé longtemps autour de ma famille. D’ailleurs, est-elle bien partie ou attend-elle dans un coin pour jaillir à nouveau, détruire et voler un enfant ?

Comment parler de la mort d’un enfant sans blesser ceux qui l’ont vécue, qui ont été amputés de leur avenir familial, qui sont marqués à vie ? en ai-je le droit ?

Après réflexion, je me suis permise de prendre la parole, pour témoigner des deuils silencieux, non visibles, que chacun garde en soi, par pudeur pour ceux qui ont perdu un de leur précieux cadeaux de la vie, car je ne me permettrai pas de parler pour eux. Je ne peux qu’être admirative de leur force et leur courage, dont j’ignore la source.

Encore un mot pour dire que, si je parle de là où je suis active, le soutien aux familles d’enfants atteints d’un cancer, il n’est pas question de faire une échelle de ce qui est pire pour un parent, pour une famille, pour un enfant.

La souffrance est universelle et c’est de souffrance dont il s’agit lorsqu’une bagarre d’une telle violence s’invite dans une famille.

Un diagnostic de cancer est un choc, cancer et mort sont des mots qui sont impensables, inacceptables, particulièrement lorsqu’il s’agit d’un enfant.

Dès que ces mots franchissent la bouche d’un médecin, plus rien ne sera pareil, l’avant, jusque-là si normal, presque banal, devient un paradis perdu que l’on ne retrouvera plus.

La mort est là, tout près, elle va rôder, se faire sentir, pomper les forces, habiter les cauchemars et les nuits.

Si, aujourd’hui, les statistiques montrent une réussite médicale qui permet une guérison pour 4 enfants sur 5, toutes les familles restent pour autant marquées du sceau de la ronde que la mort a dansé autour d’elles.

Qu’a-t-elle emporté, cette voleuse d’enfants ?

Tout d’abord, cette danse emporte et détruit une forme d’innocence. La voir si près, incapable de protéger son enfant, la sentir si près sans avoir repéré des signes précurseurs, déstabilise complètement, totalement, la foi dans la vie,. Les traces de sa danse écrasent la croyance d’être capable de protéger ses petits. Le sentiment de culpabilité, d’avoir fait faux, d’être responsable, arrive comme un boulet de canon. La guerre est déclarée. Ou plutôt les guerres : une contre la maladie, l’autre contre son sentiment d’incompétence à être un bon parent.

Le paradis est perdu, la famille devient migrante de son pays en guerre, réfugiée au pays des médecins, attaquée par la mort qui rôde.

Comme tous les migrants, il va falloir apprendre une nouvelle langue, médicale, de nouvelles odeurs, de nouveaux horaires. La guerre est déclarée, la peur de la mort est présente partout. Comme un fantôme, elle hante les couloirs et même lorsqu’elle ne vole pas un enfant, les deuils à faire arrivent en cascade.

L’enfant malade, les parents, les frères et les sœurs, les copains d’école, les proches, personne ne reste indemne. Il y a un avant, le temps du paradis perdu, et un après, celui d’un pays en ruine. Les traces de la danse de la mort sont là.

Vous me direz que, si l’enfant est en vie, il n’y a pas de deuil.

Eh bien, justement, oui, il y en a. Bien sûr moins violent que la mort d’un enfant, mais qui va durer longtemps, très longtemps, peut-être pour plusieurs générations, car la crainte ne quittera plus jamais l’espace envahi dans le cœur et la tête. Elle sera contenue, mise sous clé, parfois même on arrive à croire que la clé est jetée, que la peur a disparu, que la mort ne rôde plus. Il suffira d’un bouton de fièvre, d’une douleur, d’un petit quelque chose, pour qu’elle jaillisse et fasse sauter le verrou.

Il y a aussi la perte de la confiance dans la vie. Chacun, enfant et parent, va devoir reprendre le cours de sa vie, après, cet après dévasté, même si la guérison est au rendez-vous. Reprendre le cours de sa vie. Bien sûr, mais comment ? comment continuer lorsqu’on a peur ? lorsqu’on sait, cette fois, qu’enfant ne rime pas avec longue vie assurée ? lorsqu’on sait pour de vrai qu’on ne peut le protéger de tout ? Comment vouloir grandir lorsqu’on sait que la mort existe vraiment, et pas seulement pour les vieux ?

S’inventer une nouvelle vie en pleurant la vie d’avant, c’est le long parcours des familles qui ont rencontré la mort qui rôde, même si elle n’a pas volé d’enfant.

Aujourd’hui, plus de 20 ans après ma rencontre avec cette bataille pour la vie, avec cette guerre contre la mort, les traces sont là : je prends la parole sur ce sujet, et j’agis encore pour la mettre en dehors de ma vie. Et je ne suis pas la seule : ils sont nombreux les gardiens de la flamme de la vie, qui sont là pour accompagner sur ce chemin difficile de réfugiés du paradis perdu.

Elle a rôdé si près, mes nuits ont été si souvent visitées par son odeur, que c’est certainement la raison pour laquelle je suis si impliquée, comme tant d’autres, dans l’association que je préside, comme tous ceux qui y œuvrent au quotidien. Et quand je dis mes nuits, je ne parle pas de celles de mon conjoint, de mes enfants. C’est le lot de chacun qui a senti son odeur de près. Aucun n’en est ressorti indemne, sinon ils ne seraient pas présents – des parents, des enfants, des adolescents, des adultes guéris – à être debout, à allumer des petites lumières dans la nuit pour réchauffer les cœurs et inviter les réfugiés du chagrin à venir se réchauffer.

Si nos enfants sont vivants, par chance ou presque par hasard, c’est parfois une chance que nous payons encore et encore, comme une dette contractée auprès des parents amputés d’un enfant, auprès des enfants qui manquent à l’appel, mais aussi auprès de nos enfants vivants, qu’ils aient été malades, ou frères et sœurs. Pour ma part, peut-être aussi une dette pour mes petits-enfants, pour avoir failli puisque la mort a dansé chez moi, comme chez tant d’autres ; puisque mes enfants ont eu peur, comme tant d’autres. Je peux même dire qu’ils ont parfois encore peur.

Nous sommes une armée de gardiens de petites lumières, prêts à les maintenir allumées, pour que chacun sache où aller lorsqu’il fait trop sombre. Alors, comme pour conjurer le sort, nous restons vigilants, parfois aux aguets, épiant le retour d’un fantôme dont nous connaissons l’odeur. L’ARFEC est composée de gardiens écorchés, mais debout.

Et moi, comme une vieille folle, gardienne d’un combat gagné, peut-être pour cette fois, je ne peux faire autrement que rester gardienne, vigilante, par peur qu’elle revienne, la rodeuse, la voleuse. Maintenant, je sais qu’elle ose tout.

Et comme tant d’autres, je continue, peut-être un peu folle de penser que nous pourrons la tenir à distance en restant debout.

Sylviane Pfistner
présidente ARFEC